C’est un site inégalable. D’abord, il y a les bâtiments somptueux et élégants, dont la rénovation tient presque du miracle. Ensuite, il y a un panorama à couper le souffle sur le lagon des Basses, la mer des Caraïbes et la sculpturale Dominique. Ce n’est pas un hasard si Dominique Murat et son fils rebaptisent « Bellevue » cette habitation, anciennement Poisson, dont ils deviennent propriétaires en 1807. En prenant les rênes de 130 hectares de canne, ils ouvrent un long chapitre de l’histoire de Marie-Galante dont, plus que jamais, les vestiges animent notre présent.
Tout commence en 1660. Cette année-là, une première sucrerie est fondée par Anthoine Luce. Elle subit les assauts hollandais de 1676 et les débarquements anglais de 1689 et 1691, passe de main en main avant de s’inscrire, au XIXe, dans le giron de la famille Murat. Une acquisition à laquelle le site doit sa splendeur.
Murat, à cette époque, est une habitation-sucrerie, domaine agricole autonome avec ses champs de canne, sa maison et ses bâtiments d’exploitation. Jusqu’en 1848, ses travailleurs esclaves demeurent dans des cases au nord de la maison de maître. L’habitation transforme la canne en sucre et distille des sous-produits en alcool. C’est que la production de canne à sucre devient, au XIXe, plus lucrative que celle de l’indigo, du tabac, du coton, du cacao ou du café, en particulier après l’indépendance d’Haïti en 1804, jusqu’alors premier fournisseur en sucre du marché français. Un essor dont Murat bénéficie à plein : sa production, au milieu du siècle, la place en cinquième position des habitations marie-galantaises. C’est l’un des principaux producteurs de sucre pour la France.
Controversée et déformée, l’histoire de Murat a nourri les passions. On a dit la famille Murat esclavagiste, sanguinaire même. Les faits, eux, révèleraient plutôt un certain progressisme. D’abord, il y a l’engagement de Dominique Murat pendant la Révolution française aux côtés des républicains. Il joue un rôle de premier plan dans la décision prise par Marie-Galante de ne pas suivre la Guadeloupe royaliste et esclavagiste. En novembre 1792, élu président de la « République des douze » qui administre l’île, il prononce l’affranchissement partiel des esclaves.
Son fils, Dominique Emmanuel Murat, poursuit cet engagement pendant la seconde abolition de l’esclavage, en 1848-1849, et rallie le courant abolitionniste de Victor Schœlcher.
Une certaine tradition orale a pourtant stigmatisé le grand nombre d’esclaves oeuvrant sur l’exploitation Murat – 300 personnes début XIXe. Un chiffre important qui reflèterait, en fait, le souhait des Murat de ne pas séparer les familles et de ne pas mettre enfants et vieillards à l’ouvrage. Dominique Murat achète progressivement la liberté de nombre de ses esclaves – au prix fort, comme il était de rigueur à l’époque- volonté qu’il poursuivra à travers son testament.
Murat, c’est aussi un site extraordinaire. L’originalité de la maison de maître, « Le château » érigé non pas en bois mais en pierre de taille, saisit. Derrière cette fantaisie architecturale (qui demande, quand même, dix années de construction), il y a une histoire d’amour. A 15 ans, Elise Laballe, qui plus tard devint l’épouse de Dominique Emmanuel Murat, s’éprend du fils du propriétaire du Marquisat de Houelbourg, dont le vaste château s’érige alors à l’emplacement actuel du boulevard du même nom, à Jarry. L’idylle est courte puisque le jeune homme décède, léguant à sa douce une coquette somme. Héritage qu’elle décide d’investir, avec son nouveau mari, dans la construction de la maison de maître Murat. Ainsi naît la reproduction réduite du château de Houelbourg.
Dominique Emmanuel et son épouse consacrent leur touche artistique à l’embellissement du site, érigent un moulin de très belle facture en pierre de taille portant écussons et gravures, mais aussi un belvédère dont on peut encore admirer une colonne.
Puis c’est le déclin. Endettés et victimes des assauts judiciaires de la famille Ducos, les Murat cèdent l’habitation. Une chute inéluctable, au moment même où les habitations disparaissent, évincées tant par les débuts de l’industrialisation et de la machine à vapeur que par la soudaine et massive production de sucre de betterave hexagonal. Marie-Galante passe de soixante à moins d’une dizaine d’habitations.
Début XXe, la maison Murat est en ruines. Cyclones et tremblements de terre ont réclamé leur dû. En 1966, la SODEG, organisme chargé de la réforme foncière de Marie-Galante, découvre Murat. Le site, désormais préservé, reçoit les bonnes grâces de l’épouse du directeur, qui dirige les travaux de restauration. Mme Régine du Mesnil relève fidèlement la maison de maitre, agrandit la sucrerie et réhabilite le moulin, les cuisines et l’ancien hôpital des esclaves. En 1977, porté par l’enthousiasme de la population, un projet de sauvegarde des arts et traditions populaires de l’île se fait jour. Le conseil départemental crée un écomusée dont Murat est le siège. Il devient propriétaire du site en 1983, engage à son tour des travaux importants et, en 2012, ouvre une exposition permanente.
Aujourd’hui, l’écomusée de Marie-Galante qui, outre Murat, comprend l’habitation Roussel-Trianon, La Mare au punch et l’usine Dorot, accueille 40 000 visiteurs par an. L’habitation Murat, sur sept hectares de parc, propose des animations à destination d’un public scolaire, enfant ou adulte : chasse aux œufs, ateliers de vannerie caraïbe, spectacle de quadrille, conférences, rencontres avec des auteurs locaux, projections de films. En outre, l’écomusée œuvre à la sauvegarde du patrimoine immatériel marie-galantais en s’attachant, entre autres, à enregistrer les chants de labour. Cerise sur le gâteau, Murat accueille chaque année le si populaire Festival Terre de Blues, offrant une scène ouverte sur un amphithéâtre naturel où des milliers de festivaliers vivent parmi les plus forts moments musicaux de l’année. Où l’Habitation Murat, la splendide, insuffle à l’avenir la force de ses bâtisseurs.