De ces îles “plus vertes que le songe” célébrées en son temps par le diplomate poète Saint-John Perse, de “ces emplacements travaillés par le social, traités par l’esprit humain et qui deviennent pourvoyeurs de relations et d’histoire” chers à Christine Chivallon, chercheur au CNRS à Talence, ces autres “gens du voyage” que sont les Antillais. Ils ont gardé la trace indélébile, comme inscrite dans leur patrimoine génétique. Tout en continuant d’appartenir à leur diaspora spécifique, à lui être liés, indissolublement.
Une mosaïque de références
Parler de la “diaspora antillaise”, c’est déjà s’intéresser au sens même du mot, en interroger le concept. Un rapide survol des réflexions sur le sujet, émises par quelques figures dominantes des sciences sociales, à l’époque post-coloniale de la seconde moitié du XXème siècle, révèle un constat brutal, récurrent, appliqué aux Antilles françaises : celui d’une “collectivité éclatée” (Affergan, 1983), “sans ressort” (Elisabeth, 1980), “archipel inachevé” (Benoist, 1972). Constat d’un vide social antillais, d’une absence d’identité mettant en lumière un profond malaise collectif, né d’une “histoire raturée” (Glissant, 1981).
Paradoxalement, cette idée d’une identité culturelle peu unitaire, mal fédérée, a conduit, côté britannique, à une nouvelle théorisation de la diaspora, qui rend singulièrement pertinent le cas antillais. Certains chercheurs anglo-saxons ont même été jusqu’à “faire entrer le monde antillais dans la vaste famille des diasporas”. Le sociologue Robin Cohen (1995) la
fait ainsi figurer, aux côtés des Juifs et des Arméniens, parmi les “trois figures archétypales des diasporas victimes”. Ce que nous enseigne l’expérience antillaise, c’est que l’univers créole véhiculé par la diaspora, loin du culte d’un pays d’origine vécu comme un “chez soi” identitaire, serait un monde de l’échange relationnel, des cultures entremêlées, d’où n’émergerait aucune forme culturelle dominante. Une “mosaïque de références”, un empilement de segments communautaires, une rencontre de cultures propres au Nouveau Monde qui aurait su éviter le piège des “intolérances territoriales” dénoncées par Edouard Glissant. Le socle d’unité de cette “culture transatlantique”, voyageuse ? La puissance de son lien de mémoire avec le territoire d’origine, “territoire mythique” remplaçant avantageusement un territoire concret, cette “patrie des ancêtres” où s’inscrit l’origine commune. Mais au-delà des débats et querelles d’experts, qu’en est-il de l’expérience concrète du dépaysement, de l’enracinement plus ou moins bien vécus en terres étrangères, expérimentés par les Antillais eux-mêmes ?
L’Antillais a longtemps obéi à l’attraction, historiquement et politiquement organisée, de la “mère patrie”, cette France hexagonale présumée protectrice dans laquelle il aspirait à se fondre, en assimilant, par tropisme quasi consubstantiel, les “Armes miraculeuses” de la culture française, mais sans s’assimiler lui-même. Avec des fortunes diverses, selon les époques et les circonstances de sa migration.
Désormais, les migrations antillaises ne se limitent plus préférentiellement au seul territoire hexagonal.
En Europe (Grande-Bretagne, Italie, Espagne notamment), mais aussi aux USA ou au Canada, la diaspora antillaise est de plus en plus représentée. Et le chercheur d’alerter sur “une dynamique d’insertion et d’intégration des populations originaires des Antilles dans les diverses sociétés concernées qui s’accompagne […] de leur catégorisation, plus ou moins institutionnalisée, en tant que minorités ethniques ou raciales”, plus ou moins ouvertement dévalorisées. Une catégorisation contre laquelle ont lutté et luttent encore nombre d’artistes antillais : danseurs, chorégraphes, auteurs de théâtre, conteurs, peintres, cinéastes et surtout musiciens, exilés volontaires en terres étrangères. Le musicologue guadeloupéen Fred Négrit l’affirme : “La musique, par le biais du gwoka, du bèlè, de la biguine et de la mazurka créole, hier, du compas-direct et du zouk aujourd’hui, restera longtemps l’arbre symbolisant l’immortalité de l’identité culturelle antillaise”.
Pionniers de la mondialisation
L’Antillais du voyage, héritier des pionniers du Nouveau Monde, parcourt désormais un monde nouveau, marqué du sceau d’une mondialisation dont il s’avère l’enfant naturel. Un monde en pleine crise économique, mais qu’il convie implicitement à rester à la fois attentif à ses racines plurielles et à ce “métissage d’arts et de langages qui produit de l’inattendu”. Un monde en bouleversement perpétuel, où des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent. Ce “chaos- monde” décrit par la pensée féconde d’Edouard Glissant, sans doute fautil, comme nous y invite l’écrivain martiniquais, penseur d’une diaspora antillaise fière d’elle-même et de ses origines, s’affranchir des vieilles pensées de systèmes pour mieux le comprendre. “Seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l’irrésolu, la crainte, le doute, saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées créoles”.
Texte de Daniel Rollé – Photos Aurélie Chantelly