Le cinéma antillais, fantôme ou réalité ?

La rédaction de C’SMART fait son cinéma. Pas un caprice, pas n’importe quel cinéma. Celui qui interroge et qui peut-être aussi nous définit, nous Guadeloupéens et Martiniquais. Alors ! Le cinéma antillais existe t’il ? Pour répondre à cette question nous avons fait appel à un doctorant, spécialiste de la chose cinématographique aux Antilles françaises. Cinéma fantôme ou réalité ? Moteur, ça tourne !

Texte Guillaume Robillard

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Un cinéma (encore) fantomatique ?

Le cinéma antillais n’existe pas car il est de production française. C’est pourquoi à ce jour il n’existe pas de liste officielle de ce cinéma (les films étant inclus dans la production cinématographique française) : en effet, comment décider qu’un film appartient au « cinéma antillais » ou non ? Le lieu de tournage (les Antilles françaises) est-il un critère suffisant : auquel cas, All inclusive de Fabien Onteniente serait-il un film antillais ? Ou de l’autre côté des eaux, parler de la communauté antillaise en France hexagonale serait-il un facteur nécessaire ? L’origine du réalisateur ? Du producteur ? Le choix du sujet ? L’engagement socio-culturel ou politique du film : y aurait-il un « militantisme » à respecter pour qu’un film soit authentiquement antillais ? Placer la ligne de distinction entre un film antillais et un film qui ne l’est pas semble bien difficile, pour ne pas dire impossible.

Par ailleurs, à quel titre ce cinéma existerait-il, au regard, d’autres cinémas du Monde ? Ainsi, par exemple, le cinéma français existe parce qu’il se fonde sur une histoire de mouvements identifiables (entre autres, le cinéma d’avant-garde, le réalisme poétique, la Nouvelle Vague, etc.) ainsi que sur un catalogue de films reconnu au niveau international (en particulier, dans les festivals) et sur l’existence d’une industrie qui lui permet d’être un système économique autonome. Il en va de même pour l’industrie hollywoodienne qui implique un star-system, toute une généalogie de célébrités, une écriture dramatique codifiée et une certaine esthétique (les fameuses « formules » de chaque genre cinématographique : le buddy movie, la comédie romantique, le film d’action, etc.).

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Or, du côté des Antilles, l’absence d’une industrie cinématographique (de studios de tournage, en particulier), d’un catalogue connu des œuvres (ne serait-ce que par un public antillais, demandeur de son cinéma, qui ne connaît que quelques-uns des titres les plus connus : Rue cases-nègres, Coco Lafleur candidat, Mamito, Siméon, Nèg maron, L’exil du roi Béhanzin, Biguine, La première étoile, pour n’en citer que quelques-uns), pour la grande majorité très difficiles d’accès[1] (qu’est-ce qu’un cinéma sans films qu’on puisse visionner ?), d’un discours « théorique » (critique, historique) encore limité en volume qui l’inscrive dans l’histoire des cinémas du Monde empêche le cinéma antillais d’exister. Parler du cinéma antillais, c’est parler d’un cinéma (encore) fantomatique.

Et surtout, n’y aurait-il pas là le risque de brandir le spectre d’un cinéma « national » à l’heure de la mondialisation et du métissage des cultures où priment les échanges transnationaux et où la question nationale serait dépassée ?

« L’engagement socio-culturel ou politique du film : y aurait-il un « militantisme » à respecter pour qu’un film soit authentiquement antillais ? »

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Mettre en scène et libérer les imaginaires

Pourtant, il est possible de définir un cinéma antillais. Tout d’abord parce que définir un cinéma sous l’angle de la production nous semble présenter un danger et le cas du cinéma antillais fait écho à beaucoup d’autres cinémas dans le Monde… En effet, si la production prime d’emblée, par exemple, un film réalisé par un réalisateur libanais sur un sujet libanais coproduit majoritairement par des pays tels que la France, l’Allemagne et l’Italie serait avant tout un film européen… Ainsi, tant que certains films de réalisateurs de la Caraïbe, de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb, du Moyen-Orient, de l’Asie ne pourront être financés que par des pays étrangers à ces différentes zones culturelles et géographiques, il ne saurait émerger des « cinémas nationaux » dans ces diverses régions du Monde. On devine bien l’enjeu sous-jacent : maintenir sous sa coupe certains jeunes cinémas dits postcoloniaux. De même attendre qu’une industrie cinématographique émerge pour qu’un cinéma existe empêcherait nombre de cinémas de divers pays de naître alors même que les films faits dans ces derniers peuvent déjà attester d’une particularité, qu’elle soit thématique, narrative, dramatique ou esthétique. En somme, attester d’une voix qui leur soit propre, à l’image de la littérature antillaise de langue française (si largement reconnue au niveau international, comme le récent Prix Nobel de Littérature « alternatif » attribué à Maryse Condé le prouve) qui a su par le choix de ses sujets, de ses personnages comme par la création de son langage propre se démarquer de la littérature française. C’est donc, selon nous, premièrement le « contenu » des films qui permet de définir un cinéma.

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Alors, comment définir ce fameux cinéma antillais ? On connaît la définition proposée par le réalisateur guadeloupéen Christian Lara dans les années 1980 : « Le réalisateur doit être antillais, le sujet principal doit être une histoire antillaise, l’acteur/l’actrice principal(e) doit être antillais(e), le créole doit être utilisé, la boîte de production doit être antillaise[2]. ». Proposition sur laquelle nous nous appuyons à l’exception de deux critères : l’usage de la langue créole (dont l’amenuisement est manifeste au fur et à mesure de la production cinématographique antillaise…) et le passage par une boîte de production « locale », qui n’empêche pas de rester à l’intérieur du système de production français (en particulier, par la demande de fonds de soutien aux instances publiques françaises : régions, départements, Ministère des Outre-mer, Centre National de la Cinématographie et de l’image animée).

Ainsi, nous définissons les films antillais comme étant l’ensemble des longs-métrages de fiction réalisés par des professionnels antillais[3] ou d’origine antillaise (pour la communauté antillaise vivant en France hexagonale) des milieux audiovisuel et du cinéma (sans distinction biologique) sur les sociétés antillaises (Guadeloupe, Martinique) et la « diaspora » antillaise (France hexagonale). Nous considérons à la fois les films de cinéma (bénéficiant d’un visa d’exploitation en salles) et les téléfilms ayant eu l’honneur d’une sortie ponctuelle en salles ou d’un passage en festivals de cinéma.

À ce jour, nous avons recensé une cinquantaine de films répondant à ces critères. Pourquoi une telle délimitation ? Parce qu’il nous importe d’étudier un « regard de l’intérieur » sur les populations antillaises proposé par les réalisateurs antillais et d’apprécier en quelle mesure il se démarquerait du regard porté sur les Antilles (leurs populations, leurs cultures, leur Histoire) par des réalisateurs « extérieurs » à ces îles. En effet, il s’agit pour nous de dégager une « voix » propre au cinéma antillais pour, comme l’écrit Manuel Scorza, « libérer l’imaginaire » qui révèle, comme complète Édouard Bailby, « un nouveau visage de l’humanité », respectivement en préface et en avant-propos de Les Cinémas d’Amérique latine, ouvrage dans lequel sont présentés les premiers films du cinéma antillais.

« Il nous importe d’étudier un « regard de l’intérieur » sur les populations antillaises proposé par les réalisateurs antillais et d’apprécier en quelle mesure il se démarquerait du regard porté sur les Antilles »

En effet, du fait du lieu d’invention du cinéma en tant qu’appareillage technique (la caméra), à savoir la France et plus largement l’Occident, le reste du Monde fut en premier lieu filmé par un regard européen ou nord-américain, c’est-à-dire depuis jugé « extérieur » à de nombreuses sociétés (anciennement coloniales) par lesdites populations indigènes. Pour revenir à l’espace caribéen, le poète Aimé Césaire, co-fondateur de la Négritude et qui favorisa l’émergence des premières formations cinématographiques aux Antilles françaises (en particulier, avec la création des ateliers d’audiovisuel du SERMAC – SERvice Municipal d’Action Culturelle de la ville de Fort-de-France – et son soutien à la réalisatrice Euzhan Palcy pour le célèbre film Rue cases nègres), déclare : « Je ne suis pas vraiment porté sur le cinéma mais je pense vraiment que le cinéma est très important parce que grâce au cinéma nous voyons les autres mais également, et c’est plus important, nous nous voyons entre Caribéens. Et ceci est fondamental parce que, pendant longtemps, les gens des Antilles n’ont pas été conscients d’eux-mêmes, ceci étant dû en partie par le fait qu’ils tendaient à se voir à travers les yeux des autres. Les autres regardaient les Antilles, écrivaient sur les Antilles et donnaient leur propre conception des Antilles et naturellement cette vision des Antilles prévalait au niveau international et s’imposait aux Antillais eux-mêmes. (…) Ce cinéma (caribéen) permettra aux Antillais de mieux se connaître et de connaître les autres Antillais (caribéens)[4]. ».

« Je ne suis pas vraiment porté sur le cinéma mais je pense vraiment que le cinéma est très important parce que grâce au cinéma nous voyons les autres mais également, et c’est plus important, nous nous voyons entre Caribéens. » – Aimé Césaire –

Alors, sur quoi allons-nous baser notre analyse du cinéma antillais ? Dans un premier temps, sur l’étude de ses thèmes et de ses personnages les plus récurrents. En effet, il ne suffit pas de dire qu’il existe un personnage distinctif (le conteur créole, par exemple) dans quelques films antillais pour en conclure qu’il serait caractéristique de ce cinéma : seule l’existence d’une récurrence majeure le déterminera. C’est ainsi que nous pourrons démontrer une cohésion des films du cinéma antillais, d’autant plus importante pour nous que s’il existe de fait une production cinématographique guadeloupéenne, une production cinématographique martiniquaise et une production cinématographique antillaise « de l’autre bord[5] » (en France hexagonale), suivant les critères précisés ci-dessus, il nous faut démontrer l’unité de ces trois productions : en somme, y aurait-il un ou des cinémas antillais ?

Une fois les thèmes et personnages caractéristiques identifiés, il est possible de parler d’un cinéma antillais. Cinéma « évolutif » dans lequel pourront par la suite être inclus d’autres films, réalisés par des réalisateurs « extérieurs » aux Antilles, dès lors qu’ils sont traversés par les mêmes obsessions, évitant ainsi de faire de ce cinéma un cinéma « clos » et replié sur lui-même.

C’est donc à la découverte des thèmes et des personnages du cinéma antillais que nous vous invitons…

« Il ne suffit pas de dire qu’il existe un personnage distinctif (le conteur créole, par exemple) dans quelques films antillais pour en conclure qu’il serait caractéristique de ce cinéma. »,

[1] Dans le cadre de notre recherche universitaire, il nous aura fallu près de deux ans pour réunir les supports vidéo d’une cinquantaine de films en allant à la rencontre des professionnels antillais du cinéma, la plupart des films n’étant à ce jour pas encore commercialisés sur supports vidéos. Cependant, il est à noter que depuis quelques années, certains films sont devenus plus accessibles. 
[2] Mbye CHAM (sous la direction de), EX-ILES Essays on Caribbean Cinema, New Jersey, Africa World Press, 1992
[3] À une exception près: le réalisateur François Migeat, originaire de la France hexagonale et qui s’est installé durablement en Martinique pour le long-métrage de fiction Le sang du flamboyant qui peut être considéré comme le premier long-métrage de fiction martiniquais.
[4] Mbye CHAM (sous la direction de), EX-ILES Essays on Caribbean Cinema, New Jersey, Africa World Press, 1992, p.359.
[5] « de l’autre bord » : désigne les longs-métrages de fiction réalisés et/ou produits par les professionnels de l’audiovisuel et du cinéma antillais qui se déroulent majoritairement (en termes objectifs de durée) en France hexagonale.

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