Jérémie Paul, le cake, le crabe et une demi-lune

Eut-il été utile de vouloir tout retranscrire, quand rien n’est vraiment dit en l’espace d’une interview ? Vouloir faire l’esquisse, oui. Vouloir faire davantage ne serait que vanité. Artiste pluridisciplinaire guadeloupéen, caribéen, mexicain, représenté par Maelle Galerie, son expression est peinture, sculpture et installations. Il ne survole rien, quand bien même on le sentirait voler au-dessus du monde. Voici, balancé-là, juste là, entre réalités et poésies, à la lenteur des phrases que l’on prononce peut-être trop vite, trois heures aux cotés de Jérémie Paul.

L’idée, pour lui, est de se poser et de se demander comment on pourrait occuper l’espace, le grignoter, le distraire. C’est en tout cas, ce qu’il dit d’entrée de jeu, en regardant attentivement l’endroit où nous étions assis. « L’instabilité est attrayante car elle propose plusieurs portes, plusieurs mondes, plusieurs prismes et grilles de lecture », explique-t-il. Et c’est cette ouverture, qui le plonge et le réveille, exulte ce va-et-vient toujours tendancieux entre ce qui est réel pour nous et ce qui le devient pour lui. L’artiste ne cherche pas à réaffirmer un langage. Dans son cas, c’est autre chose. Ce milieu d’artistes contemporains qui l’observe, le soutient et l’apaise. Il ne va rien chercher de plus. Rien de plus. Etre caribéen est une chance, si l’on a l’audace de s’aventurer, aussi, en dehors de ce cadre.

« Je n’ai pas peur de l’efficacité financière. J’essaie de ne pas tenir de discours, cousu de manière ambivalente, car ce sont en général trop de paradoxes. Les formes que je produis, que je suis Antillais, Mexicain et Européen, font sens dans une volonté de contradiction consciente. Je ne veux pas rester bloqué à un endroit. » L’idée de mouvement plastique, c’est cela qui semble lui envahir une partie de l’esprit. Le mouvement à tout prix, le mouvement dans un chaos ahurissant de l’être, qui devient rêve à chaque repère ou phrase où l’on appelle. « L’on est considéré comme un bon peintre lorsque l’on répète les bons gestes, au bon endroit. J’essaie de le faire, tout en visualisant le long terme car ce qui m’importe, ce seront surtout tous les regards qui analyseront mon travail dans sa globalité. » Quelle globalité ? Le tout du tout, ce que l’on pointe au moment où la temporalité est importante. Un doigt d’honneur à l’ennui, c’est dit. Aussi aisément, que poli, cette insulte. Pourtant, la technique, elle, compte. Elle compte même par-dessus presque tout. Les épineuses questions qui reviennent : faut-il au nom de la technique, faire en sorte que chaque geste soit toujours à la bonne place ? « Que veut-dire la mauvaise place en art ? Comment identifier le bon geste ? »

Tout appartient à l’intelligence émotionnelle. Non à celle du marketing à vomir, des tabloïds qui ont vociféré leur sauce managériale. Lui, il parle de ce qu’il regarde en trombinoscope quotidien. Ces passants, cette écume, ô combien présente, omniprésente comme une respiration haletante. « Lorsque dans la rue, je regarde les gens, ce flot de vies, il y a un moment extraordinaire, c’est une vérité personnelle, ça va être quelqu’un qui a une émotion à l’intérieur du cadre, ça me donne une liberté folle. » Ce cadre, c’est l’émotion qui le brise. C’est cette écume dont il parle sans cesse, ce retour à l’envoyeur, ce motif incessant qui revient, comme de la dentelle blanche, recouvrir les vagues et les objets qu’il produit. « Souvent j’accroche les écumes comme j’accrocherai du linge. »

Que c’est informe, c’est indigeste. Il vit avec ce sentiment de chaos-monde. Quand il trouve le temps de rêver, alors qu’il y en a dehors dont le mot ne résonne même pas dans leur inconscient, il trouve sa chance presque vulgaire. « Je reçois pas mal de critiques où le public me dit qu’il ne comprend pas réellement ce que je fais ». Il y a beaucoup de choses gratuites dans son travail. Cet organique qui n’a pas encore été dit comme la lune, pleine à demi. « Je cherche à habiter des points, l’idée du paysage est plus généreuse ». D’une culture parentale plutôt portée sur les écrits de Malcom X, il s’approprie, à mesure des années, plusieurs autres héritages, métissages vagabonds à l’honneur des visages-monde. « Mes parents aimaient l’élégance de Césaire mais j’ai dévoré les concepts de Glissant très rapidement. J’ai eu cette chance, dès 19 ans. Je suis grandement influencé par les écrits de Luce Irigaray, j’aime son idée des points que l’on relie à la hauteur d’une réalité complexe. »

Ce qu’il aime dans son métier, c’est cette liberté allouée à la narration de mille détails. La lune, en objet récurrent dans la démarche artistique, est un motif caché, mais une des clefs de la lecture de ses oeuvres. « Pour Désir Cannibale, « all is pussible », j’organisais ma réflexion sur cette lune féminine. Des écumes qui étaient accrochés à un étendoir, des câbles en cuivre, éléments conducteurs d’électricité. » Si c’est finalement la canne phallique qui a été censurée, l’artiste défend l’érotisme gay et l’oeuvre engagée contre la maladie. En parlant de mise en abîme, celle avec son oncle décédée du VIH, l’objet induisait une prise de recul sur tous les stigmates de la pornographie, pour justement la rendre non pornographique.

Qu’est-ce qu’impose le marché sur le corps est l’une de nos questions finales. La réponse est son sentiment. « On veut quelqu’un d’extraordinaire, qui se met en transe, quelle qu’elle soit. » Si l’artiste n’a pas une vie extraordinaire, s’il ne transforme pas l’environnement qui l’entoure, ça ne marche plus. « Je crois être sauvé parce que je ne suis pas un très bon élève. » Dès que le monde est trop violent, il redevient le crabe qui se recroqueville dans son atelier. Exposer sa nudité, c’est dur. Et en même temps, lorsqu’il est question de l’expérience de la solitude, la réponse est étonnante : « C’est compliqué d’être trop seul dans la notion de son travail. Je suis dans un système de représentation dans lequel on est. Et c’est la raison pour laquelle je trouverais intéressant de produire un objet plastique avec un autre. N’est-ce pas là, l’acceptation d’autrui, la plus ultime pour un artiste ? » La notion d’oubli va au-delà de la notion de partage parce qu’elle oblige à repenser le fait que le monde ait réellement besoin de soi. Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on s’oublie, rien qu’un peu ? La réponse est vague et ses yeux brillent.

Il citera de nombreuses fois Gaston Bachelard, sur la Poétique de la rêverie. « J’apprécie ce qui est non figé dans le genre car cela donne un ensemble conscient. Le binaire ne me convient pas, c’est pour cela que je reviens toujours aux quatre points de Lacan. » Il aime le corrosif, ce qui perd, foisonne, qui donne des nuages informes, ce qui ne déçoit pas. C’est cette écume blanche, ivoire, jaunie, ce poisseux presque couleur mars. Ce coloris que nous apposons pour lui donner un sens ; lui, il ne la verra, sans doute, pas.

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