
DANS LE CHAOS-MONDE CHER À ÉDOUARD GLISSANT (1928-2011), CE NE SONT PLUS LES IDENTITÉS, LES ÉCLATS DE CIVILISATIONS QUI COMPTENT, MAIS LES RELATIONS QU’ELLES TISSENT ENTRE ELLES. ENTRE OMBRES RÉVÉLÉES ET LUMIÈRES ASSUMÉES.
Créolisation du monde
Il n’est plus secret pour personne que la Culture antillaise d’essence créole rayonne loin, hors de ses frontières insulaires. Elle essaime de par le monde ses fulgurances rebelles, ses accents et ses nuances, en nuages diasporiques gonflés d’une fierté contenue des origines. Une Culture ambivalente et nomade, sensible à travers littérature et arts visuels, arts vivants nourris de musiques et d’art de vivre créoles, au son d’une oraliture spontanément bilingue, mêlant sans heurt le français au créole. Deux langues devenues complices pour qui sait entendre leur filiation silencieuse, qui se doucinent ou se querellent d’apparence avec une lokans jamais rassasiée.
Esthétique du Divers
Cet élan culturel venu des tréfonds, ce balan divers et rassembleur à la fois, est visible partout, pour qui sait voir. Sous l’ampoule nue d’une kaz des Grands-Fonds où s’affaire un faiseur de tambours ka de quartier. Dans l’éclair cru d’un spot lumineux braqué sur la “performance” d’un artiste anonyme au Carmel de Basse-Terre. Dans la touffeur de l’atelier-couture d’une styliste pointoise confectionnant ses vêtements, accessoires et autres coiffes d’apparat. Dans la science du bigidi, du “vacillement maîtrisé” d’une chorégraphe-philosophe inspirée, tissant des liens complices, quartier de l’Assainissement à Pointe-à-Pitre, entre mouvements du corps en danse traditionnelle et expression populaire créole. Dans les chœurs spontanés de nos tambouyé, rythmés par nos makè au son du gwoka de nos ancêtres venus d’Afrique. Dans l’exubérance du danseur d’un maldevilin nadron d’essence indienne, menée à Saint-François par un vatialou scénariste au son du tapou scandant ses pas et des clochettes sélinggués nouées à ses chevilles. Dans nos spectacles de rue, nos sporadiques expositions créatives, nos graffs clandestins anonymes ou signés sur les murs de nos cités. À travers le souvenir collectif de nos lakou d’antan et de l’esprit koudmen qu’ils recelaient, via l’agencement nourricier de nos jaden kréyol domestiques ou nos ivresses carnavalières.
Ce syncrétisme culturel se ressent parmi les broderies ancestrales des marchandes de “jours” (pièces de trousseau de mariée) de Vieux-Fort. Au cœur de nos inventives mélodies créoles, au son d’un Zouk d’anthologie, seule musique moderne labellisée “France” mais inventée chez nou menm, et célébrée partout dans le monde… Il n’est plus temps et non plus question de renier ces “obscures impulsions” de notre imaginaire créole, ce subtil balancement de l’âme entre déséquilibre obscur des émotions et équilibre lumineux des volontés, ce bigidi des pensées qui nous portent à la résilience et au retour de la confiance, au cœur même des adversités du quotidien.

Une Culture de la Mémoire célébrant le Réel. Une Culture de l’Enracinement et du Voyage. Une Culture du Verbe et de l’Image.
Culture rebelle et joyeuse
À l’aube des grandes mutations technologiques et sociétales qui bouleversent notre quotidien, nous Créoles, avançons sans désemparer, nourris de longue mémoire, comme le révélait Glissant toujours, du « choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante. » Rebelle et joyeuse malgré tout, est notre Culture, porteuse de cette Créolisation du monde propice à l’ensoleillement concertée de tous « ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de saisir le principe, ni l’économie, et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement. »