« Attendez-moi après le pont… » Le petit pont vert qui enjambe la rivière et qui mène jusqu’à La Souvenance. La route est parsemée de poésie : la maison sise chemin du Bon Air. Le bon temps aussi. André Schwarz-Bart et leurs enfants, les jours heureux à La Souvenance. Voilà Simone qui arrive, elle n’est pas seule. Ses « fantômes » et Télumée l’accompagnent. – Texte Willy Gassion, Photographie Pierre de Champs

Temps de guerre et souvenirs d’enfance…
« Tout était rare donc tout était précieux. L’eau était rare, les gens qui avaient une citerne étaient des gens riches. Ils avaient de l’eau pour leur nourriture, pour lavender, ils donnaient de l’eau à tout leur entourage. Nous, nous avions une citerne, c’était notre force.
Il fallait dans ces temps de guerre être en autosuffisance. Cela signifiait que ma mère avait son jardin potager, elle cultivait tous ses légumes elle-même après l’école. Elle avait son poulailler, elle avait aussi ses cageots de lapins. On se contentait de ce qu’on avait et nous étions très contentes.
Ma maman était une maitresse-femme. Elle avait ses classes de cent élèves en une seule pièce. Quand elle envoyait ses élèves au certificat, ils l’obtenaient tous. Elle veillait à ce que les enfants sortent de la canne et de leur condition. J’avais moins besoin que les autres de sa science, je bénéficiais par le fait qu’elle me parlait français… »

On ne peut pas perdre son pays
« J’ai écrit Télumée en Suisse. L’oralité du nègre lui permet de donner une ampleur à certains événements qui deviennent des légendes quand ils sont racontés et transmis. J’ai reçu tout cela quand j’étais petite.
Télumée me racontait volontiers sa vie, celle d’une femme d’ici, elle s’intégrait dans le récit elle-même. Elle représentait à elle seule quasiment toute la Guadeloupe. Télumée n’était pas une femme, c’était le pays.
Elle avait pris sa part à cette vie dure, c’était une héroïne. Elle aimait cette terre-là, elle me parlait de ses plantes comme si c’étaient ses enfants. C’était cela qu’elle me transmettait et que je découvrais. Elle me racontait toutes les croyances du pays dont elle n’avait pas honte, je croyais en elle et elle était porteuse de ces croyances.
Quand j’ai appris sa mort, c’était comme si je perdais mon pays et on ne peut pas perdre son pays. C’est comme ça que je me suis mise à raconter et que j’ai créé mon personnage. »
« C’est à sa mort que j’ai eu le devoir de la ressusciter, de me la réapproprier, de la voir et de la montrer telle qu’elle était. »
La langue de Télumée
« Avant moi, la langue de Télumée n’existait pas en littérature. Le personnage s’exprime d’une certaine façon et il ne faut pas le trahir, autrement vous ne parlez pas de la même personne. »
« Si vous parlez de cette personne-là, il faut rendre la richesse verbale que cette langue contient, il faut rendre compte de la philosophie de cette langue-là, du magico-religieux contenu dans toutes les références que l’on emploie quand on emploie la langue créole.
Et comment le faire autrement qu’en infiltrant l’esprit de la langue dans lequel la personne s’exprime pour ne pas la trahir. »

La divination dans le monde créole
« Chez nous, il n’y a pas de codes dits, mais il y a une manière de fonctionner non dite qu’il faut observer, et si on ne l’observe pas, c’est comme si on la reniait quelque part.
On est tous des devins ici, on doit deviner les choses car elles ne sont pas dites, mais si vous n’avez pas deviné, si vous n’avez pas le sens de la divination, c’est inutile de vous acheminer dans le monde créole.
« Le monde créole, c’est ça, c’est beaucoup de non-dits, beaucoup de silences à interpréter, et c’est pour cela aussi que le créole emploie tellement de paraboles, c’est pour vous piéger, quelques fois, parce qu’il attend de voir comment vous allez décoder l’affaire. »
Le créole vous attend. Et c’est à ce moment-là que vous faites partie ou non de la créolité et du monde créole. »

Tuer la mort dans le monde créole
« Les gens s’imaginent que le monde créole, c’est la futilité, c’est aussi ça, mais ça c’est juste l’apparence.
« Pa ni pwoblem » cache beaucoup de problèmes, ce sont des problèmes qui sont généralement presque sans solution. L’important c’est de poser le problème.
Y a-t-il une solution à la mort ? C’est une société qui fait sans arrêt, appel à la mort, le Sage dit : vis comme si tu devais mourir demain… c’est exactement cela que le monde créole a compris depuis très longtemps.
Beaucoup de gens rient pour ne pas pleurer, beaucoup de gens dansent pour ne pas s’écrouler, la danse est très importante chez nous, c’est la danse de la vie et de la mort. C’est cela qu’ils dansent quand ils dansent. Quand on voit les gens danser, on observe qu’ils s’appliquent, ils sont à la fois dans un combat et dans une réjouissance.
Comment gagner et être joyeux quand même ? Comment on va rire quand même, comment on va être debout quand même ?
« Tous les jours, il faut tuer la mort dans le monde créole, en mangeant bien, en buvant bien, en faisant comme si on allait mourir demain. »
« On marche avec la mort dans l’ourlet de son vêtement », voilà ce que disent les Africains. »

La mort n’est pas la fin
« La mort est au bout, mais ce qui est magnifique dans cette civilisation, c’est que la mort n’est pas la fin de quoique ce soit : la personne est là. On ne disparaît pas comme ça.
Les gens vivent les uns pour les autres, rient les uns pour les autres, mangent les uns pour les autres. En général ici, on n’aime pas manger seul, on n’aime pas rire seul ; « si i té la wi an té ké ri… » On est ensemble, on n’est pas seul.
On n’en finit pas de parler des morts, on n’en finit pas de les faire vivre, les morts ne sont jamais partis. Les gens ne lâchent pas leurs morts. On a le don de retenir les morts, le don de ne pas les faire mourir deux fois. »

Nous sommes grands
« Comment juger un pays, à sa taille ? Ce n’est pas juste. Les hommes sont des hommes partout et ils ont partout inventé une façon de vivre qui leur est propre.
Cette façon de vivre, quand elle est de vaincre la mort, fait que ce pays est très grand, il devient légendaire parce que c’est cela le défi de tous les êtres humains, et ici on l’a résolu de manière magistrale.
Cela signifie que la Guadeloupe, par rapport à cette unité de mesure, est un très grand pays. Elle est là l’unité de mesure globale finalement, et c’est cela qui vous fait choisir une voie ou une autre pour vous tenir sur la terre.
« Beaucoup de gens envient notre joie de vivre, c’est une joie de vivre qui est aussi une philosophie, une réponse au coup de fusil que nous avons reçu : l’arrachement, la mise en esclavage, la déshumanisation. »
La déshumanisation, c’est le regard dévalorisant que nous portons sur nous-mêmes, c’est cela la marque. Alors qu’il y a tout lieu d’être fiers parce que, encore une fois, nous avons vaincu cette déshumanisation, nous sommes allés chercher l’humanité bien loin en nous et nous avons l’avons vue aussi chez les autres Hommes. Nous leur avons accordé cela.
C’est en cela que le proverbe africain qui dit : « Celui qui veut améliorer le monde ne se venge pas » est magnifique. C’est dans cette perspective-là que nous sommes et que nous serons grands. »

Ma maison est ouverte à tous les souffles de la terre
« J’ai cent ans, j’ai mille ans et je peux recommencer ma vie n’importe où. Choisir. J’ai encore cet élan vital et cette liberté qui font que je peux recommencer ma vie n’importe où. Cependant je suis là.
« Tous mes fantômes sont ici, je vis avec eux, je vis avec mes arbres, je connais l’histoire de chacun de ces arbres, l’histoire de chaque maison, je ne suis pas seule, il y a tout un monde que je porte avec moi et je les fais vivre, tous ces gens-là. »
Mais c’est ici que je peux les faire vivre puisque c’est ici que je les ai vus vivre. Ma maison est ouverte à tous les souffles de la terre, à tous les vents. »
Ecrire pour combler un manque
« Les enfants d’aujourd’hui ont des écrivains de leur pays à leur disposition : Daniel Maximin, Maryse Condé, Ernest Pépin, Gisèle Pineau, Max Rippon… de mon temps, il n’y en avait aucun, que pouvais-je m’imaginer ?
Je voyais cette réalité et quand je lisais, je me disais ; ma réalité aussi mérite d’être écrite, transmise, elle n’est pas moindre, elle n’est pas moins grandiose, pas moins belle, pas moins cruelle, et pourtant elle n’existe pas. Il y avait un manque à combler. »

André et Simone, l’histoire en double
« C’est une histoire de divination, de captation, comprendre l’histoire de l’autre. L’autre épouse votre histoire et vous épousez la sienne. Il s’agit de travailler ensemble sur une certaine ligne de crête et si vous vous en éloignez, vous tombez dans le vide. Ce ne sont pas des équations, c’est un mystère.
Ce que souhaite savoir le lecteur, c’est ce que nous-mêmes nous n’avons pas déchiffré et qui s’est fait mystérieusement pour nous-mêmes. Expliquer cela est impossible.
« Vous vous demandez tous les jours comment est-ce qu’un individu qui a une autre culture, un autre vécu peut exprimer à ce point votre histoire, je n’aurais jamais pensé vivre ça. »
Tout cela vous emmène à voir toute votre histoire en double : les wagons plombés, les bateaux négriers, tout se superpose. Vous êtes tondus en arrivant dans un camp de concentration, dépossédés de vous-mêmes, vous arrivez nus aux Caraïbes dans une terre que vous ne connaissez pas, et là je revis mon histoire in-vivo avec les visages de ma belle-mère, de ma belle-sœur, des tantes qui sont mortes.
Je me retrouve dans une espèce de tourbillon et André aussi se retrouve dans le mien. »
Point final
« Je sais qu’un livre est terminé parce que je ne peux plus rien apporter. J’ai déposé mon fardeau, je ne peux plus ajouter quoique ce soit à l’histoire que j’ai entrepris de dire, pas une virgule, pas un point, rien. C’est fini. »
Dernier ouvrage paru : Nous n’avons pas vu passer les jours (avec Yann Plougastel), Grasset, 2019