« Comment dépasser le passé, assumer le présent et se projeter dans l’avenir », c’est le défi, selon Raphaël Speronel, que nous, Antillos-Guyanais, devons relever collectivement pour « être et faire ensemble. » – Texte Willy Gassion, Photo Cédrick-Isham Calvados

Que signifie lavi omildéfi dans nos environnements familial, socio-économique et socio-culturel ?
Raphaël Speronel : Lavi Omildéfi ce serait presque la définition de notre rapport historique à la vie, c’est-à-dire notre rapport dans l’espace et dans le temps de notre culture.
« Mildéfi », c’est premièrement, comment dépasser le passé, c’est deuxièmement, comment assumer le présent, c’est troisièmement, comment se projeter dans l’avenir ? Chaque jour, dans chacun de nos choix individuels et collectifs, les trois dimensions du passé, du présent et de l’avenir sont télescopées parce que de ces trois éléments surgissent des contentieux mémoriels, des contentieux d’organisation dans le présent et des contentieux de projection vers l’avenir.
Le défi, c’est un défi de la modernité, celui de l’être ensemble, du faire ensemble. Qu’est-on capable de faire ensemble et quel prix sommes-nous prêts à payer collectivement pour arriver collectivement à quelque chose qui serait une quintessence de l’être antillo-guyanais ?
« Qu’est-on capable de faire ensemble et quel prix sommes-nous prêts à payer collectivement pour arriver collectivement à quelque chose qui serait une quintessence de l’être antillo-guyanais ? »
Comment lavi omildéfi définit-elle notre identité collective ?
Nous sommes fondamentalement un peuple qui a créé son expertise de peuple autour de la précarité et de l’instabilité.
Une des premières précarités est sismique, cyclonique, géologique, sociale… ce sont des difficultés qui sont liées à notre inscription dans l’espace caribéen volcanique, tumultueux dans lequel on est. La deuxième précarité est historique : on sort de l’esclavage, de la colonisation, de la décolonisation avec une difficulté spécifique : celle d’arriver à notre propre définition de nous-mêmes sans passer par l’Autre. La troisième précarité est économique ; il faut qu’on se construise, et enfin la quatrième est culturelle parce que nous sommes fondamentalement métis et hybrides.
« Nous avons l’obligation de nous autocréer, on est le fruit du monde entier mais on est Nous. »
Toutes ces précarités ne nous condamnent-elles pas à l’enfermement ?
A l’heure de la modernité, de la mondialisation, à l’heure des échanges, ces précarités peuvent être vues comme une richesse parce que nous sommes adaptables à tous les mondes. Soit vous prenez la Guadeloupe et la Martinique comme des îles encerclées par les mers d’où on ne peut pas sortir soit vous vous dîtes qu’il y a des alizés qui viennent de partout et qu’on est filles du monde ou qu’on enfante le monde et que nous appartenons au monde. Notre multiculturalisme ne signifie pas qu’on s’émiette mais qu’on existe sur une base mosaïque qui est unique.
Nous devons nous réconcilier avec le temps de notre histoire et assumer que, quel que soit ce qui nous est arrivé, c’est tout cela qui a contribué à faire aujourd’hui un Nous. L’émergence du Nous qui est évidente en termes d’identité ne l’est pas en termes d’appartenance. On se réfère plus à des mondes externes comme l’Afrique, la France ou l’Europe plutôt que de comprendre que ce Nous-là, c’est Nous. Nous avons l’obligation de nous autocréer, on est le fruit du monde entier mais on est Nous. La notion d’autocréation est, selon moi, fondamentale car cela évite l’éparpillement.
La véranda, le lolo, le bik a pawol… sont-ils des marqueurs de notre « Nous » ?
Le « Nous » est un processus en perpétuelle construction qui s’adapte à son environnement. Ce « Nous » des vérandas, des balcons, du lolo, du bik a pawol, des sénats ou des carrefours où les Anciens venaient psycho palabrer est un « Nous » traditionnel qui renvoie aux années 1970 et 1980. Il s’agissait alors d’une économie grégaire, d’une économie du groupe qui commençait à constituer les bases socio-culturelles de l’entité guadeloupéenne collective.
La télé, la technologie, la voiture, l’accélération du temps, la modernité et aujourd’hui le portable nous ont fait changer de voie. Entre ce que la Guadeloupe et la Martinique allaient construire de leur identité collective et progressive et la trajectoire moderne et occidentalisée, nous avons pris la voie de la consommation mondialisée. C’est pour cela qu’on observe des revendications identitaires ici et ailleurs, il y a un besoin de retour à l’authenticité car il y a une perte d’ancrage sur son existant. Plus un pays se développe sur un mode d’identité externe et plus il perd de sa réalité intrinsèque.
Le «Nous » est dites-vous « en perpétuelle construction », ne repose-t-il pas malgré tout sur un socle dur, immuable ?
Le privilège de la relation, l’importance de la connivence sur le consensus, le rapport de solidarité, la confiance en la parole donnée, le statut de la parole à travers l’oralité dans laquelle la représentation et l’image sont plus importantes que le contenu… tout ça, c’est Nous ! Tous ces points et bien d’autres encore sont pratiquement irréductibles et constituent un noyau dur qui pose problème en matière de développement parce qu’il n’est pas encore appréhendé comme force de proposition et de revendication d’être. Pour l’instant ce noyau dur est perçu comme une poche de résistance qui n’est pas canalisée en termes de développement. Ce noyau dur, c’est véritablement Nous, et c’est à partir de lui que nous pourrons entrer dans l’économie monde dont le propre est de laisser la place à toutes les identités.
Raphaël Speronel est psychologue consultant, il s’intéresse aux aspects socio-culturels du développement.
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