Au rythme du mazón, une des musiques de travail typiques du Lasotè, une lignée de bourreurs lèvent et abaissent leurs houes dans la terre. Pendant que résonnent la conque de lambi, le tibwa, le tambour bèlè et les encouragements “Ansanm Ansanm” du crieur, on s’affaire autour des gros faitouts de racines et de pois consommés, on prépare la sauce chien et les crudités, on surveille le poisson fraîchement pêché et la viande des éleveurs du coin sur le barbecue, et on ramène les glacières, afin que le repas soit prêt à la fin du travail. D’ici là, tout le terrain aura été labouré du bas vers le haut du morne, sillonné de haut en bas, et les plants de dachines et de laitue, soigneusement mis en terre. – Texte Axelle Dorville, Photo Green FWI
Ça, c’est une scène authentique de lasotè (qui pourrait provenir du français “à l’assaut de la terre” ou du nom du tambour guinéen OTTHO utilisé dans les cérémonies rituelles animistes), cette pratique d’entraide agricole qui remonte à bientôt deux siècles et que l’on retrouve essentiellement dans le Nord Caraïbe de la Martinique.
Mais si le Lasotè est principalement connu pour ses événements conviviaux auxquels chacun peut prendre part, il est bien plus que cela. Il s’agit d’un modèle de société, an manniè viv, un ensemble de valeurs reposant sur l’entraide, qui ne demande qu’à essaimer.

« Nous se serions pas là »
En quittant l’habitation en 1848, les nouveaux libres se sont certes vus proposer des terres, mais pas n’importe lesquelles. Perchées sur des mornes, à distance des traces et axes de circulation, accrochées à flanc de montagne et particulièrement pentues, force est de constater qu’il se révélait absolument nécessaire de faire preuve d’inventivité, de technicité et de courage afin de pouvoir les exploiter. Les anciens esclaves n’ont donc eu d’autre choix que de faire corps ensemble pour survivre sur ces terres. “S’ils n’avaient pas fait ça, nous ne serions pas là” résume Annick Jubenot, directrice et membre fondateur de l’association Lasotè, installée au lieu-dit Trou Vent, dans la commune rurale de Fonds Saint-Denis.
Méthodes d’exploitation basées sur la collaboration, organisation des “jaden” vivriers sur l’exemple des ichalis des Arawaks et des Caraïbes et des jardins de subsistance africains, fabrication artisanale des outils de production (taille des conques de lambi pour communiquer de par les mornes, tressage du bakoua et du vétiver pour la réalisation de paniers, de balais et de chapeaux, confection de koui et de cou-cou à base de calebasses, transformation du bambou en ustensiles), transformation des produits de la récolte… ont ainsi dès le départ été des principes fondateurs de ce mode de production, devenu mode de vie.
Pour la petite histoire, selon la géolocalisation des terrains à travailler, le Lasotè portera le nom de Gaoulé Tè dans les quartiers de Terreville et de la Démarche à Schoelcher, du Britè à Case-Pilote, alors qu’il s’agit de la même pratique et des mêmes techniques de travail mais sous des noms différents. Cette forme de solidarité existe également avec cette fois une musique et une organisation du travail différentes : dans le Nord-Atlantique de la Martinique sous le nom de Lafouytè, de Fouyétè ou Lakade dans le Sud de l’île, de Konbit à Haïti, de Pitchay à Sainte-Lucie et de Koudmen en Guadeloupe ! |
Au-delà de l’agriculture, une société
Au sein de cette société donc, le labour réalisé à l’occasion des kouri lasotè (ou le défi de “courir” pour réaliser plusieurs lasotè sur plusieurs terrains en un après-midi) n’est, on l’aura compris, que la partie émergée de l’iceberg. Entre autres pratiques paysannes issues de cette société des mornes, on retrouve également le grajé manioc destiné à la transformation du tubercule en farine, le dansé kako ou travail des fèves de cacao, mais aussi le terrage kai, réalisé pour la construction de l’habitat.

Des cellules familiales appelées Lakou ou ensemble de maisons, réunissaient originellement des familles élargies se partageant à la fois la même cour, mais aussi les différentes tâches de la vie quotidienne en communauté. De la naissance à la mort, toute vie était gérée par la société. Une femme devenait veuve ? La communauté se mobilisait pour lui assurer des moyens de subsistance, jusqu’à ce qu’un de ses enfants soit assez grand pour prendre le relais. Un mariage devait avoir lieu ? Tout le monde contribuait à la réalisation de la fête. Annick se remémore ainsi un mariage récent à Fonds-Saint-Denis où une partie des invités avait offert leur savoir-faire pour la réalisation du pâté en pot, une partie de leur récolte d’igname et de christophines. Une autre avait participé à la cuisson de la viande roussie au feu de bois et à la décoration de la salle, tandis qu’un orchestre constitué de musiciens des environs avait assuré l’ambiance musicale.
La solidarité, la cohésion sociale, la mutualisation, l’entraide intergénérationnelle forment le socle de valeurs dans lequel s’ancrent les sociétés du Lasotè.
La solidarité, la cohésion sociale, la mutualisation, l’entraide intergénérationnelle forment ainsi le socle de valeurs dans lequel s’ancrent les sociétés du Lasotè. La valorisation des compétences et des différences également, synthétisés dans la phrase qu’aimait à répéter le grand-père d’Annick “Ti foumi ki ti foumi ka touvé an bagay pou fè”.
Le lasotè, on s’en doutait, c’est aussi le respect de la terre, où le travail se fait principalement manuellement, où les produits phytosanitaires sont naturellement prohibés au profit d’une agriculture raisonnée, où la biodégradabilité des contenants est de mise, l’association des cultures, une évidence, et où la biodiversité est sagement préservée.

Se dépasser
En dehors des “lakou” de Fonds Saint-Denis, l’esprit Lasotè, cette idée de koudmen de l’un à l’autre, se ressent dans de nombreuses pratiques du patrimoine culturel martiniquais. Sur le littoral, lors des coups de senne des pêcheurs, dans la danse et les pratiques médicinales. “Chacune de nos actions, chacune de nos traditions s’inscrit dans une logique partenariale” analyse Annick Jubenot.
“Chacune de nos actions, chacune de nos traditions s’inscrit dans une logique partenariale”
Annick Jubenot
“Au niveau des sociétés du Lasotè, nous ne prétendons pas tout savoir, c’est pour cela que nous nous inscrivons dans une démarche de mise en place d’unités de collaboration afin de créer du développement par la mutualisation, et surtout, de travailler contre notre capacité à nous détruire, car notre principal ennemi, c’est nous-même.”
Cette capacité à se dépasser sur les champs, à s’entraider par-delà les mornes, à vivre en intelligence avec la nature et les membres des lakou, à faire corps pour surmonter les difficultés, cette vision du “travail comme façon de se délivrer” : voici les apprentissages que nous pouvons retenir du Lasotè. Des pratiques et des valeurs que l’association s’emploie, inlassablement, à faire vivre et transmettre.
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Un concept formidable.bravo! J’ai connu les convois en Guadeloupe dans les années 60.les paysans se réunissaient à plusieurs dans le jardin d’un des leurs travaillaient ensemble toute la journée .les femmes préparaient dans une grande chaudière de la nourriture. A la fin de cette journée peuplée de chants et de rasade de rhum,ils pouvaient se sustenter après l’effort.