Yékrik ! Yékrak ! Et si le cinéma nous était conté

Commençons notre tour des personnages fondamentaux du cinéma antillais avec l’incontournable conteur créole et ses avatars. Il habite un tiers des films du cinéma antillais, pour les films qui se déroulent aux Antilles et consacre l’oralité créole.

Par Guillaume Robillard

Les conteurs d’antan : la « parole de nuit[1] »

Dans le célèbre  Rue cases-nègres  (Euzhan Palcy, 1983), film qui traite du travail dans les champs de cannes dans la colonie post-esclavagiste de Martinique des années 1930, le meilleur ami du jeune protagoniste José est le vieux Médouze.

Le vieux Médouze dans Rue cases-nègres

Que transmet le vieux conteur au jeune enfant, dans l’unique situation de conte — autour d’un feu, la nuit — parsemée des adresses classiques des contes créoles (« Yékrik », « Yé mistikrik », etc…) ? Précisément la mémoire de l’Afrique (par sa propre mémoire familiale), la conscience historique du passé esclavagiste et ses conséquences au présent.

Dans Le Sang du flamboyant (François Migeat, 1980), premier long-métrage de fiction martiniquais commercialisé, toute l’histoire nous est narrée par la voix du conteur Gélus au cours de la veillée mortuaire aux flambeaux (contexte créole par excellence) d’Albon, véritable nègre marron historique. À quoi ce géreur s’est-il opposé ? Après avoir vu sa femme forcée de coucher avec leur patron béké, il dit : « Ils nous prennent tout, notre sueur, nos femmes, la terre. Le feu au cannes, nom de Dieu, pour ne plus être esclaves ! ». Bien que le film se déroule dans les années 1940, l’association directe avec la période esclavagiste est ici faite. Consciences historique et politique habitent les premiers conteurs…

Le conteur et la politique

Dans Coco Lafleur, Candidat[2] (Christian Lara, 1978), premier long-métrage de fiction du cinéma antillais ayant connu une exploitation commerciale en salles, Coco Lafleur est un personnage modeste choisi par les technocrates de l’État français pour devenir un faux candidat téléguidé. Mais, contre leurs ordres, Coco fera véritablement campagne…C’est ainsi qu’au cours de son premier meeting politique, la nuit, il use d’un conte en créole qui narre la misère sociale des Antilles.

L’homme politique-conteur dans Coco Lafleur, candidat

Si c’est bien du passé colonial qu’il s’agit dans ce conte plein de dérision (« blag », dit-il en créole), c’est aussi possiblement de la réalité sociale présente qu’il est question, dans le contexte de la campagne de Coco. Le premier homme politique du cinéma antillais est un conteur…

La conteuse : transmission de l’héritage culturel.

À partir des années 1990, le conteur devient passeur de culture à travers des figures féminines.

Ainsi, dans Siméon (Euzhan Palcy, 1992), la jeune Orélie nous raconte, en usant des interpellations propres aux contes créoles, les aventures de son père Isidore, parti en France hexagonale pour y défendre sa musique, aidé en cela par « l’esprit Siméon », fantôme d’un ami professeur de musique prématurément décédé. C’est le chant de culture qui est ici fait, par la narration de la création (fictionnelle) du zouk, dans sa filiation réalisée avec le gwo ka. La transmission des traditions s’est bel et bien réalisée : si José de Rue Cases nègres écoutait le vieux conteur, c’est désormais l’enfant (en la personne d’Orélie) qui conte une histoire.

Du côté de la Martinique, dans Biguine (Guy Deslauriers, 2004), nous sommes passés à une forme d’oralité contemporaine : la « diseuse » (traditionnelle par ses bijoux et sa tòch) est speakerine dans une radio. Le souffle du conte passe désormais par les ondes. Nous sommes, bien entendu, la nuit : toute la narration du film en découlera, qui rendra compte de la naissance (fictionnelle) de la biguine. Ou comment les conteurs passent le relais à la musique antillaise, par le souffle des femmes…

La speakerine, conteuse moderne dans Biguine

Une parole qui tend à s’évider…

Début des années 2000. Passée de la « parole de nuit » au jour, qui fut longtemps l’espace exclusif du français en tant que seule langue officielle, la situation de conte a progressivement perdu de sa superbe… Elle n’est plus qu’introductive du film Nord-plage (José Hayot, 2004) ou est « coupée court » comme dans 30° couleur (Lucien Jean-Baptiste, 2012), où, alors qu’un conteur commence à « créer » l’assemblée au cours d’une veillée mortuaire, un accompagnement musical gagne en puissance et « étouffe » sa parole. Nous n’entendrons pas ce qu’il a à dire, sa présence n’est plus que figuration et ne permet plus de dérouler un discours (qu’il soit d’ordre politique, économique ou culturel). Le dire créole s’éteint doucement…


Guillaume Robillard est doctorant et chargé de cours à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il soutient une thèse sur le cinéma antillais.

Passionné de cinéma et de littérature (en particulier, caribéenne), il souhaite travailler au développement du cinéma antillais et réaliser des films ancrés dans la Caraïbe


[1] La « parole de nuit », expression de l’auteur Bertène Juminer, désigne l’oralité créolophone fondamentale des Conteurs d’habitations.

[2] Cet incontournable classique du cinéma antillais, longtemps introuvable, est, depuis peu, disponible en DVD. D’autres titres sont également disponibles. Pour toute acquisition, contacter l’association ALMA : https://www.facebook.com/FilmsAntilloGuyanais/

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